Qui était Viollet-le-Duc, ce génial architecte qui a restauré Notre Dame ?

On lui doit la restauration de la flèche de Notre-Dame, celle qui s’est effondrée le 15 avril 2019, ravagée par un gigantesque incendie. Portrait par Géo Histoire* du jeune architecte Eugène Viollet-le-Duc, qui, au milieu du XIXe siècle, sauva la cathédrale et en fit un chef d’œuvre.

Un beau jour de 1820, un vieux domestique entre dans Notre Dame de Paris en tenant par la main un garçon de 6 ans. Ce jour-là, une foule compacte circule dans les travées de la cathédrale, obligeant l’homme à prendre le garçonnet dans ses bras. Le regard de l’enfant court alors sur les vitraux : le soleil filtre à travers la rosace sud, une pièce spectaculaire du XIIIe siècle de 13 mètres de diamètre, qui semble s’embraser dans la lumière. Soudain, le grand orgue rugit. Pour le petit garçon, c’est comme si les vitraux se mettaient à chanter, que les panneaux, ensorcelés, vibraient de sons graves et aigus. Le domestique tente de le rassurer, mais rien n’y fait : le jeune Eugène Viollet-le-Duc, comme il le racontera dans ses Mémoires (lire ici : souvenir d’enfance de Viollet-le-Duc), est saisi d’une telle terreur qu’il faut le conduire aussitôt vers la sortie.

1844. Vingt-quatre ans plus tard, un trentenaire en redingote, à la barbe sombre et fournie, les cheveux bouclés plaqués sur son large front, fait face à l’édifice. Eugène Viollet-le-Duc n’est plus un petit garçon. Et il ne se laisse plus impressionner par la majesté de Notre-Dame. Au contraire, cette fois, c’est plutôt le mauvais état général de la cathédrale construite il y a plus de cinq siècles, entre 1163 à 1345, qui lui saute aux yeux. De toute évidence, le temps et les hommes ont sévèrement malmené le vaisseau de pierre.

En 1857, le jeune architecte se retrouve seul aux commandes du chantier

Le siècle précédent, notamment, n’a pas été tendre avec le monument. Sous Louis XV, les chanoines ont fait détruire les vitraux du Moyen Age, jugés trop sombres, remplacés par du verre blanc. Le trumeau, ce pilier central soutenant le portail du Jugement dernier, a été amputé par Jacques-Germain Soufflot, alors architecte en chef de Notre-Dame, pour faciliter le passage des processions. Durant la Révolution, des sculptures sur la façade ont tout bonnement été décapitées : les sans-culottes avaient confondu les monarques bibliques avec les rois de France ! Les grandes statues des trois portails ont été pulvérisées, la flèche sur le toit, anéantie, le trésor de la cathédrale, pillé. Tout objet en métal précieux ou en bronze a été envoyé à la fonte.

En 1804, Notre-Dame est dans un tel état de décrépitude que, pour accueillir le sacre de Napoléon, il faut construire à la hâte un portique en bois, carton et stuc. On blanchit également les murs à la chaux et on dissimule les parties les plus abîmées sous des draperies de soie et de velours. Lors de la révolution de 1830, la cathédrale subit de nouveaux assauts. Les émeutiers détruisent les vitraux et dégradent le monument en incendiant l’archevêché voisin. De démolitions en saccages, Notre-Dame n’est plus que l’ombre d’elle-même, à tel point que les autorités parisiennes envisagent alors sa destruction pure et simple.

C’est un formidable engouement populaire pour la cathédrale qui va stopper les pelles et les pioches des démolisseurs. « A l’origine de ce mouvement, on trouve la revue Annales archéologiques créée par l’archéologue français Didron, explique Jean-Michel Leniaud, spécialiste de l’architecture des XIXe et XXe siècles. Le périodique fédère aussi bien des ecclésiastiques que des laïcs. On y trouve des passionnés d’histoire de l’art, des médiévistes, des architectes, des savants… » Ces militants dénoncent les actes de vandalisme et les restaurations ratées dont sont victimes les monuments.

Victor Hugo, un allié de poids

Ces croisés du patrimoine ont un allié de taille : Victor Hugo, très lié à Didron. Son roman Notre-Dame de Paris, publié en 1831, connaît un succès immédiat et permet de sensibiliser l’opinion (lire aussi : Quand Victor Hugo parlait de Notre Dame de Paris). Hugo, lyrique, ressuscite la gloire du monument médiéval. Notre-Dame devient, sous sa plume, « une vaste symphonie en pierre », « une création […] puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité ». La parution du roman accélère la prise de conscience : la restauration de l’édifice est fondamentale et urgente. En théorie, la mission incombe à un certain Etienne-Hippolyte Godde, architecte en charge des églises de Paris. Mais sous la pression du clan des Annales, qui considère que Godde est un incapable, ce dernier est écarté et un concours organisé pour désigner un projet de restauration.

L’une des trois équipes en lice retient particulièrement l’attention : celle de Jean-Baptiste-Antoine Lassus, un architecte connu pour avoir déjà travaillé sur plusieurs édifices religieux de la capitale, et d’Eugène Viollet-le-Duc, un quasi-inconnu. Certes, ce fonctionnaire des Monuments historiques a su, à seulement 26 ans, sauver la basilique de Vézelay, que beaucoup annonçaient condamnée. Mais Vézelay reste loin de la capitale, où tout se décide. Et cet autodidacte n’a pas suivi les cours de l’Ecole des beaux-arts. Son apprentissage à lui s’est déroulé sur les routes d’Italie, qu’il a parcourues de la Sicile à Venise, carnet de dessin à la main. A l’appui de leur projet, Lassus et Viollet-le-Duc proposent une sorte de charte déontologique, une profession de foi. Les auteurs s’engagent, lors de la restauration, à faire preuve « d’une religieuse discrétion », d’une « abnégation complète », bref à sacrifier leur ego pour relever la cathédrale originelle. Et ce sont eux qui seront finalement désignés, le 11 mars 1844, pour venir au chevet de la vieille dame de pierre. La restauration de Notre-Dame propulse soudain le jeune homme sur le devant de la scène. « C’est un chantier énorme, le plus en vue du pays, et un dossier éminemment politique : à la fois sous la jumelle de l’opinion parisienne, de la critique parlementaire et de la sphère gouvernementale », précise Jean-Michel Leniaud.

Afin de mieux diriger les opérations, il s’aménage un bureau dans la tour sud

Le budget est colossal. En 1845, les crédits votés par les chambres s’élèvent très précisément à 1 973 882,67 francs pour la réfection de Notre-Dame et à 664 491,83 francs pour la reconstruction de la sacristie incendiée. Mais les fonds se révèlent rapidement insuffisants. Après une interruption de huit ans, les travaux reprennent en 1859 grâce à une dotation supplémentaire de 3 millions de francs. Au total, c’est l’équivalent de plus de 14 millions d’euros qui sont dépensés.

Seul cette fois, car Lassus est décédé durant l’interruption du chantier en 1857, Viollet-le-Duc se remet à la tâche avec une énergie folle. Son journal des travaux révèle une présence constante sur le chantier. Il a installé son bureau dans la tour sud de la façade de la cathédrale. Dans ce décor sobre – parquet et papier peint gris – chauff é par un poêle à bois, le jeune architecte dessine et consigne la vie du chantier, enseveli sous la paperasse : devis, factures, rapports… des milliers de documents sont signés ou visés par les responsables. Mais le plus souvent, on le voit s’affairer aux côtés des ouvriers et des artisans. Travailleur insatiable, il dessine les échafaudages (une tâche théoriquement réservée aux charpentiers), vérifie la préparation des mortiers et des enduits, prend parfois le pinceau pour fignoler des décorations. Le « patron » est proche de ses employés, qu’il forme et défend le cas échéant. Il veille, par exemple, à ce qu’ils restent rémunérés lorsqu’ils sont arrêtés, victimes d’un accident du travail. Mais c’est aussi un homme à poigne qui n’hésite pas, lorsque des grèves perturbent les travaux de Notre-Dame, à faire appel à une main-d’œuvre militaire.

Il s’entoure de collaborateurs et d’employés dévoués et n’hésite pas à casser les grèves

La façon dont cet architecte aborde la réfection de l’édifice est du jamais-vu, comme le souligne Christine Lancestremère, du commissariat de l’exposition que la Cité de l’architecture consacre à Viollet-le-Duc [entre novembre 2014 et mars 2015, ndlr]. « C’est l’un des premiers de sa génération à travailler réellement dans une optique de restauration historique », explique-t-elle. Il sait presque tout des matériaux, des techniques de construction, du style du Moyen Age, et il parfait ses connaissances en se basant sur des dessins anciens, en étudiant profondément le monument et en analysant les secrets que dévoilent les travaux. Il consignera d’ailleurs ses observations dans son épais Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XIVe siècle. Viollet-le-Duc reprend aussi des techniques de travail médiévales.

En ce milieu de XIXe siècle, la révolution industrielle et le boom ferroviaire permettent d’acheminer sur les sites des matériaux produits ailleurs. Viollet-le-Duc, lui, exige que certains artisans installent leurs ateliers au pied de la cathédrale, comme aux siècles précédents. Les pierres, par exemple, arrivent en gros blocs sur le chantier et sont façonnées sur place. Il est entouré d’une quinzaine de sculpteurs, de verriers, d’orfèvres, de menuisiers… Excellent pédagogue, le jeune architecte leur enseigne des savoir-faire médiévaux. Il se voit ainsi entouré de collaborateurs chevronnés, fidèles, et qui finissent par penser exactement comme leur patron. Ce sont eux qui le remplacent lorsqu’il s’absente pour visiter d’autres chantiers, écrire, ou satisfaire aux exigences de la vie mondaine.

Un coup de jeune pour Notre-Dame

L’intervention de Viollet-le-Duc est un formidable bain de jouvence pour Notre-Dame. Les pierres abîmées sont remplacées. Toutes les statues de la façade, y compris celles de la galerie des rois, sont rétablies dans leur aspect du XIIIe siècle. La rose méridionale, qui avait tant impressionné l’architecte enfant, est restaurée. La sacristie, surtout, est entièrement reconstruite dans le style du XIIIe siècle, non sans mal : il faut au préalable creuser à 9 mètres pour poser les fondations. Pourtant, quelques voix s’élèvent pour critiquer cette restauration. Certains la jugent trop rigoriste. On reproche à Viollet-le-Duc, dans une sorte de processus de « purification », de détruire des éléments existants, au prétexte qu’ils ne seraient pas de l’époque médiévale.

L’architecte se défend et explique dans son Dictionnaire raisonné (dix volumes, publiés entre 1854 et 1868) en quoi sa philosophie de travail a évolué durant le chantier : « Restaurer un édifice n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » Certains de ses choix sont remis en cause. Comme ce Christ qu’il fait apparaître en façade, pour combler le vide au-dessus du trumeau central, sculpture hybride d’un Jésus observé à Amiens (bénissant la foule) et d’un autre à Chartres (tenant un livre).

D’autres critiques, enfin, font remarquer que Viollet-le-Duc, contrairement aux grands principes affichés lors du concours, s’approprie l’architecture de Notre-Dame. Et qu’il n’hésite pas, à l’occasion, à inventer des éléments qui n’ont jamais existé. Ainsi, pour remplacer les tuyaux de plomb installés au XVIIIe siècle, Viollet-le-Duc dessine et fait sculpter des gargouilles. Ces créatures fantastiques, qui trônent aujourd’hui au-dessus de l’édifice et contemplent Paris du haut de la façade, sont tout droit sorties de son imagination. Il fait également remplacer la flèche initiale, en bois, par une nouvelle flèche nettement plus grande (elle s’élève à 93 mètres depuis le sol), en chêne, recouverte de plomb, d’un poids de 750 tonnes.

La flèche, véritable chef d’oeuvre

« Cette flèche est un chef-d’œuvre, tempère Jean-Michel Leniaud. Et le fait de disposer les apôtres autour, le long des quatre rampants, stimule l’effet ascensionnel. Cela fait de Notre-Dame une sorte de pyramide en mouvement. » L’un de ces apôtres a un air familier. Saint Thomas, sur le flanc sud, est le seul à ne pas regarder Paris. Tourné vers la flèche, il prend les traits… de Viollet-le-Duc lui-même ! L’architecte s’est fait représenter vêtu d’une toge médiévale, contemplant son œuvre. Dans sa main droite, la règle des compagnons porte une inscription latine signifiant « Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc a édifié cette flèche ». On le reconnaît aussi sur l’une des statues de pierre de la galerie des rois en façade.

Les travaux prennent fin le 3 janvier 1865. Eugène Viollet-le-Duc aura consacré vingt ans de sa vie à ce chantier. Ses travaux archéologiques et ses doctrines en matière de restauration ont révolutionné l’architecture. Pour autant, nombre de ses pairs refusent de le reconnaître comme l’un des leurs. Quant au bilan très critique du travail de Viollet-le-Duc, il perdurera jusqu’après sa mort, le 17 septembre 1879. Alors qu’on lui a longtemps reproché ses anachronismes, ses mutilations, voire de s’être approprié Notre-Dame, on loue aujourd’hui le travail du créateur qui, en cherchant à exalter l’architecture du Moyen Age, a fait de Notre-Dame de Paris l’un des plus beaux édifices de la capitale.

Pour aller plus loin :

* Article paru dans le magazine GEO Histoire de février-mars 2015 (n°19).

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